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Derrière les beaux discours sur les besoins de minerais pour la transition énergétique, la loi européenne en cours de finalisation sur les matières premières critiques fait la part belle aux intérêts des géants des mines, de l’aéronautique et de l’armement. Une nouvelle étude de l’Observatoire des multinationales avec Corporate Europe Observatory met en lumière le lobbying agressif des industriels pour influencer le contenu de cette législation, jusqu’à l’amener très loin des objectifs climatiques affichés de l’Europe.

L’étude ci-dessous révèle comment d’autres acteurs encore, dont les activités et les objectifs n’ont pas grand-chose à voir avec les objectifs climatiques de l’UE voire sont en contradiction directe avec eux, ont eux aussi profité de manière opportuniste du débat sur le CRMA : l’industrie de l’armement et de l’aéronautique.

Principales conclusions :

  • Présentée officiellement comme une législation pro-climat, la loi européenne sur les matières premières critiques s’est transformée en « open bar » pour les industriels les plus polluants et les plus problématiques. Ils ont exercé un lobbying agressif pour s’assurer que les métaux qui les intéressent bénéficient du même soutien public et des mêmes dérégulations environnementales que ceux qui sont réellement utiles à la transition climatique.
  • Les entreprises et les lobbys des secteurs de la défense et de l’aéronautique, tels qu’Airbus, Safran ou l’ASD, ont été très actifs à toutes les étapes du processus d’examen de le CRMA, par le biais de rendez-vous avec les décideurs, d’événements et de groupes de travail parfois opaques.
  • Ils ont été activement soutenus dans leur lobbying par des alliés au sein même de la Commission, notamment le commissaire Thierry Breton et la DG DEFIS, ainsi que par des États membres comme la France et l’Espagne.
  • Les secteurs de la défense et de l’aérospatiale se sont notamment assurés que la liste officielle des minéraux critiques de l’UE inclurait bien l’aluminium et le titane, deux métaux essentiels pour eux mais d’une utilité limitée (surtout le titane) pour la transition climatique.
  • Les critères de classification des minerais « critiques » ont été assouplis, et il sera possible d’ajouter à l’avenir de nouveaux minerais à la liste « stratégique » sans examen public.
  • Le CRM Act ne contient aucune disposition permettant de discriminer entre les différentes utilisations des minerais dits « critiques » ni de donner la priorité aux utilisations « vertes » des métaux par rapport à celle de secteurs problématiques.

Un consensus à questionner

Bien sûr, recharger la batterie de votre vélo électrique a un impact bien moindre sur l’environnement que de remplir le réservoir de votre SUV avec du carburant d’origine fossile. Mais les batteries sont néanmoins composées de matières premières qui doivent être extraites du sol, et l’extraction minière est une activité intrinsèquement polluante.

Aujourd’hui, un large éventail de technologies clés, des puces aux batteries, repose sur les propriétés physiques uniques de certaines matières premières critiques. Nombre de ces technologies sont considérées comme essentielles à la réussite de la transition énergétique. Par exemple, la fabrication d’une voiture électrique nécessite du lithium, du graphite, du cobalt, du nickel et du manganèse pour les batteries, et le moteur de traction est généralement constitué d’un aimant permanent contenant des éléments de terres rares - dysprosium, néodyme, praséodyme et terbium - ou des bobines de cuivre [1]. Les voitures électriques utiliseraient quatre fois plus de cuivre que les voitures utilisant du carburant fossile [2].

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Prenant prétexte de l’urgence climatique, l’Union européenne s’apprête à signer un chèque en blanc aux compagnies minières et à des industries problématiques, sans se poser les questions nécessaires sur quels sont les minerais réellement critiques, pour quelles utilisations et quels objectifs, et sans hiérarchiser et discriminer entre les utilisations. Cela ne peut que mettre en péril les objectifs climatiques de l’UE, en rendant le Green Deal à la fois plus coûteux, et moins populaire auprès des populations affectées par l’exploitation minière. Et cela ne rendra probablement pas non plus l’Europe plus sûre, puisque les métaux seront utilisés pour fabriquer des armes qui seront ensuite exportées dans le monde entier. Que contient la nouvelle loi européenne sur les matières premières critiques ?

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Au niveau de l’UE, certains beaux discours verts finissent par se transformer en lois – plus ou moins facilement selon le sujet. Les décideurs européens sont en train de mettre la dernière main à la loi sur les matières premières critiques, ou CRMA, un règlement qui s’appliquera à tous les États membres. Alors que des batailles acharnées ont eu lieu à Bruxelles ces derniers mois pour finaliser d’autres législations du « Pacte vert », sur l’agriculture durable, les énergies renouvelables ou la fin des voitures à carburant fossile par exemple, l’examen du CRMA a progressé avec une facilité remarquable et semble faire l’objet d’un large consensus.

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Le CRMA entraînera une augmentation de l’exploitation minière dans les pays du Sud et peut-être dans certaines parties de l’Europe pour répondre à la consommation croissante de matières premières de l’UE. En vue d’augmenter le nombre de projets miniers en dehors de l’UE, la Commission prévoit de signer de nouveaux accords commerciaux (avec le Chili et l’Australie par exemple) et des partenariats stratégiques sur les matières premières avec des pays riches en matières premières. La Commission a déjà signé des partenariats stratégiques avec le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Namibie, et est en train d’en négocier avec huit autres pays [3]. La Commission européenne distribuera également des financements pour l’ouverture de nouvelles mines par l’intermédiaire du « Global Gateway », un fonds d’investissement de 300 milliards d’euros lancé par l’UE pour soutenir les investissements dans les pays tiers en vue de différents objectifs, notamment la sécurité des chaînes d’approvisionnement mondiales en matières premières essentielles.

Au moment où nous écrivons ces lignes, la loi est en cours de discussion entre le Conseil (États membres) et le Parlement européen, la dernière étape du processus législatif de l’UE. Dans ces deux institutions, il y a un large consensus politique sur la nécessité d’ouvrir de nouvelles mines et peu d’acteurs politiques (à l’exception de certains députés européens appartenant aux partis des Verts ou de la Gauche, et provenant de pays où des mines pourraient être ouvertes) ont osé critiquer les conséquences de l’extraction accrue de minerais en Europe et dans les pays du Sud.

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En outre, pour l’instant, le CRMA n’interdit pas la prospection et l’extraction minières dans les zones protégées, les sites Natura 2000, l’Arctique ou les grands fonds marins [5]. L’argument de la nécessité de la transition verte est même utilisé pour affaiblir la législation environnementale de l’UE, à travers l’idée que l’extraction de minerais critiques est d’un « intérêt public supérieur » et devrait permettre aux compagnies minières de contourner les directives européennes sur l’eau, les habitats et les oiseaux. Et ce, même s’il n’y a aucune garantie que les minerais extraits seront effectivement utilisés dans le cadre de la transition verte.

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Pendant longtemps, les questions de défense sont restées marginales au niveau de l’Union européenne, qui se concentrait sur l’instauration de la paix et de la coopération à l’échelle continentale par le biais des mécanismes du marché. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les questions de défense et de sécurité n’ont cessé de progresser en importance à Bruxelles au cours de la dernière décennie. Les intérêts de l’industrie de la défense, soutenue par certains États membres comme la France, ont gagné du terrain au sein de la Commission elle-même, se traduisant en un nombre croissant d’initiatives politiques, de mécanismes de coopération et, de plus en plus, de fonds publics pour le développement et l’achat d’armes. Citons notamment l’établissement de la Coopération structurée permanente (PESCO) en 2017, la création de la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DG DEFIS) en 2019, et le lancement en 2021 du Fonds européen de défense (FED) de 8 milliards d’euros [6] et de la Facilité européenne pour la paix 2021-2027, dotée de 5 milliards d’euros pour couvrir les missions militaires de l’UE et les livraisons d’armes à l’Ukraine [7].

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Par opposition aux minerais « critiques », dont la définition repose sur des critères clairs, celle du caractère « stratégique » des minerais stratégique semble plus floue. Le public n’a accès à aucune information précise sur le processus et les raisons qui font que certains minéraux sont jugés tels. La définition des minerais stratégiques est également plus orientée vers l’avenir, contrairement à celle des minerais critiques qui se fonde sur les données des cinq années précédentes. Sont visés les problèmes d’approvisionnement possibles anticipés à l’avenir (par les industriels). Surtout, la définition des minerais stratégiques inclut explicitement les utilisations dans l’industrie de la défense, qui étaient auparavant exclues. C’est ainsi que le nickel et le cuivre sont désormais considérés comme des matières premières stratégiques dans le cadre du CRMA, sans figurer pour autant dans la liste des matières premières « critiques », car elles ne remplissent pas les critères.

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Notre étude montre que derrière le consensus apparent sur la nécessité de garantir l’accès aux minerais essentiels pour mettre en œuvre le Pacte vert et atteindre les objectifs climatiques de l’UE, d’autres forces et motivations plus obscures sont à l’œuvre. Avec le soutien des dirigeants européens, certaines industries ont réussi à faire pression pour que de nouveaux minéraux soient ajoutés à la liste des matières premières stratégiques et pour que d’autres objectifs et d’autres utilisations industrielles soient considérés comme équivalents – et aussi importants – que la nécessité d’une transition verte. En conséquence, ces industries – notamment les industries de l’armement et de l’aéronautique – bénéficieront du même soutien public et des mêmes dérégulations environnementales que le secteur des énergies renouvelables. Pire encore, elles pourraient être en mesure de faire ajouter de nouveaux minerais à la liste à l’avenir, sans examen contradictoire.

L’un des risques est que le CRMA manque les objectifs qu’il s’est fixé, en ne créant aucun garde-fou pour s’assurer que les métaux critiques qu’il contribuera à faire extraire et acheminer vers l’UE seront bien utilisés pour la transition énergétique. Cela pourrait aussi avoir des effets négatifs directs sur la transition écologique en contribuant à une augmentation inconsidérée de la production de tous les métaux listés et à leur utilisation dans des secteurs nocifs pour l’environnement.

Davantage d’exploitation minière signifie davantage d’émissions de gaz à effet de serre

Selon le Groupe d’experts international sur les ressources mis en place par le Programme des Nations unies pour l’environnement [88], la production de métaux est responsable à hauteur de 10 % du dépassement de deux limites planétaires essentielles : le changement climatique et les effets sur la santé dus aux particules fines. Sur la période 2000-2015, ces impacts ont doublé. L’OCDE prévoit que l’impact environnemental total de la production et de la consommation des sept métaux les plus produits doublera (et dans certains cas quadruplera) d’ici 2060 [89]. Cette évaluation catastrophique repose pourtant sur des hypothèses optimistes quant à l’efficacité croissante des techniques d’extraction. Des études récentes indiquent également que même en imaginant le meilleur scénario d’innovation verte, si nous voulons rester en conformité avec l’Accord de Paris, les pays à revenu élevé devront commencer à diminuer leur consommation de métaux d’ici 2030 - y compris les métaux industriels, tels que le cuivre, l’aluminium et le nickel inclus dans la liste des matières premières stratégiques du CRMA [90]. En d’autres termes, l’exploitation minière est en soi une source massive de gaz à effet de serre, de sorte que l’expansion inconsidérée de l’exploitation minière annulera amplement les avantages climatiques du déploiement des énergies renouvelables.

Aucune discrimination entre les différentes utilisations des minéraux critiques

La notion globale et indifférenciée de « minerais critiques », qui englobe de nombreux types d’utilisations différentes, est contre-productive. Cette confusion sert les intérêts de certaines industries en occultant délibérément la différence entre les minéraux nécessaires aux énergies renouvelables.

Des privilèges réglementaires indus pour une extraction minière au service du secteur de l’armement

Le CRMA introduit une série de mécanismes visant à soutenir et à faciliter l’accès aux minerais – y compris par le biais d’un soutien financier et de procédures réglementaires accélérées – au nom de l’urgence climatique. Il permet aussi d’affaiblir les normes environnementales de l’UE au nom d’un « intérêt public supérieur ». Les nouveaux projets seront ainsi autorisés à contourner, par exemple, la directive-cadre sur l’eau, la directive sur les habitats et la directive sur les oiseaux. Si l’UE veut relever le défi de rester dans les limites planétaires, ces passe-droit ne devraient pas s’appliquer sans discernement à de vastes pans de l’industrie minière, dont on sait qu’elle est une grande consommatrice d’eau et qu’elle a des effets néfastes sur la biodiversité [91], ni à n’importe quelle d’utilisation industrielle.